« Ce miroir de métal où l’on se voit doré, est, ou devrait être, bien plus intimidant que le vierge papier dont Mallarmé a célébré la blancheur défensive. » Paul Valéry, variations sur ma gravure.
Mon goût pour la gravure provient certainement de l’environnement d’images dans lequel a baigné mon enfance. Aux murs des maisons familiales et dans les vieux livres, il y avait beaucoup d’estampes et des reproductions hétéroclites, des scènes de guerre, des représentations religieuses, des paysages de campagne… J’avais également un grand oncle qui collectionnait des gravures et m’a permis de les prendre en main et de les observer de près. J’étais fascinée, dans cette proximité intime avec les estampes, par la richesse des détails et la force du clair-obscur. J’ai éprouvé pour elles plus que de l’admiration, le sens du sacré.
Je me suis initiée à la gravure à partir de 1970, un an, à l’Ecole des Beaux-Arts de Lille, avec Melle Goffin, professeur de gravure spécialisée en timbres. Puis je suis partie vivre quelques années en Provence pour mes études artistiques aux Beaux-Arts de Marseille et à l’université d’Aix en Provence. J’ai acquis une presse Ledeuil en 1978 qui m’a permis de faire des petits formats, dont des portraits au burin puis diverses recherches au carborundum jusqu’en 1988 environ. Après ce furent de nouveaux déménagements du sud au nord puis installation durable en région centre.
L’événement majeur fut, en 1991, l’acquisition d’une presse taille douce hollandaise Polymetaal, d’un plateau de 1m x 2m, avec laquelle je me suis totalement engagée en gravure. Mon nouvel atelier du Loiret, situé alors à Sandillon, près d’Orléans, était situé devant un étang, entouré de grands arbres, en retrait de l’agitation urbaine. Cette immersion dans la nature sauvage me libérait d’une formation universitaire en Arts Plastiques oppressante par ses excès de théorisation de l’art, postures politiques, concepts, dictats anti-art, prétentions avant-gardistes. Ce lieu me rendait, avec intensité et innocence, la beauté de la vie rurale. Je pouvais enfin commencer à établir un rapport de vérité au cœur de mon travail. La gravure m’y a aidée.
Le noir de l’encre est nourriture pour le dessin. Le noir de l’encre est commencement de la parole. Le noir de l’encre luit comme la houille au soleil.
« Il faut respecter le noir. Rien ne le prostitue. Il ne plaît pas aux yeux et n’éveille aucune sensualité. Il est agent de l’esprit… »
Odilon Redon, « A soi-même ».
« Un geste, un trait, une empreinte, une tache, suffisent à créer la vie ». Léon Zack.
Je me suis lancée à corps perdu et en solitaire dans la gravure, tâtonnant beaucoup, aidée de quelques livres et catalogues de graveurs. Le combat singulier avec la résistance du métal, la corrosion des acides, l’agressivité des outils tranchants, l’âpreté des encres et des solvants (acétone, térébenthine), la pression lors du passage des plaques sous les cylindres de la presse taille douce, puis la révélation de l’impression sur le papier humide, toutes les étapes de cette alchimie artisanale et artistique m’imposèrent une discipline rigoureuse et bénéfique.
La gravure et ses contraintes m’ont aussi enseigné l’économie de moyens, une certaine qualité de monochromie, le rôle du contraste de clair-obscur; de l’énergie transmise à l’ensemble du travail par la finesse ou de la force du trait, mais m’a appris aussi que tout choix technique est un moyen unique porteur d’émotion et de sens, donc une part essentielle de soi.
Il fallait en passer par des états, apprendre à s’arrêter, regarder, méditer, pour poursuivre le travail en cours et le mener à son meilleur terme possible. Suivre son intuition tout en apprenant par l’expérimentation à dépasser les aspects techniques du métier pour entrer dans le vif de l’expression, la technique, si élaborée soit elle, n’étant jamais qu’un moyen, un « beau métier », l’essentiel étant de toujours garder à l’esprit que « L’art ne commence qu’avec la vérité intérieure » (Rodin).
LE TEMPS DE LA GRAVURE
La gravure (dans son rapport direct à la matière par les actes de graver, ôter, gratter, entailler, polir…) a des spécificités techniques et sensibles qui n’appartiennent qu’à elle seule, un esprit vraiment à part de la peinture, elle ne pouvait donc pas la remplacer en tant que telle mais l’orienter ou la nourrir. J’ai alors pensé que la gravure était un peu le « négatif » (comme en photo) de la peinture, ou son ossature. C’était une interprétation qui m’allait bien, comme une dimension plus masculine de l’une et plus féminine de l’autre. L’érosion des plaques de zinc par l’acide, le grain des surfaces gravées à l’aquatinte, « leur matière grise », correspondaient pour moi à une façon poétique de spiritualiser la matière et de donner corps à l’empreinte.
La tarlatane pour l’essuyage.
Plaques, encre, papiers de soie.
Que le trait porte mon émotion ! C’est la juste ferveur du geste qui agit, qui transmets. Dire « le geste » est inexact. Il n’y a pas « un geste », mais une succession d’approches, qui creusent les noirs pour en retirer des traces fugitives, des lueurs, des lumières. Graver est une autre façon d’écrire, d’aiguiser le fil de notre regard.
La presse taille douce
Techniques
Le singulier du paysage
- Le monotype, ou l’épreuve de l’unique
- L’affleurement poétique de l’encre
- Les variations des valeurs de gris
- Les veloutés profonds du noir
« Du reste la gravure comporte une surprise… Le dessin, à chaque instant, est ce qu’il est ; mais la gravure sera ce qu’elle sera. La morsure, le tirage, les reprises, les états successifs introduisent leurs conditions d’indétermination… »
Paul Valéry, Variations sur ma gravure.
« LA FIN D’UN TEMPS ?
L’eau fraîche d’une liberté prise un soir / Entre les éclairages violents et la folle animation des rues / Devant des gravures fraternellement alignées / Où se recueillir
Mais l’éclat de la gravure est étrange / Ses gris tendres et ses noirs absolus contre les murs blancs / Me semblent porteurs d’une fatigue / Qu’ignorent ceux des rues tortueuses éclairées d’étoiles artificielles
Comme des mobiles / Oui ces rectangles étranges de gravures murmurent / La fin d’un temps profond / Où nous savions veiller sur nos rêves / Et les confier à l’encre. »
Marie Alloy, 8/01/2005. En sortant de l’exposition collective de gravures à Paris, à L’Espace Bateau-Lavoir, organisée par le collectionneur Philippe Grenier de Monner.